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On achève bien d'imprimer

mardi 25 mai 2010

Les amis de la forêt qui n'ont pas pardonné à Gutenberg l'invention de la presse à imprimer en l'an de grâce 1440 peuvent dire merci à Internet. La révolution numérique est en train de mettre fin à la civilisation du papier en dématérialisant nos échanges à la vitesse de 100 megabits par seconde, bientôt beaucoup plus. Fax, lettres d'amour, cartes postales, déclarations de revenus, livres et journaux imprimés... Avant dix ans, peut-être moins, ces millions de tonnes de paperasse - que l'on s'efforce encore de recycler pour épargner ce qu'il reste de la Selva amazonienne et de nos forêts primaires européennes - seront reléguées au rayon des antiquités. Comme avant elle les tablettes d'argile de Babylone et Sumer, les papyrus des pharaons, et les stelles de marbre gréco-romaines.
Avec l'incroyable boom des smartphones (Selon  Gartner, 525 millions d'unités seront vendues en 2012, contre 179 millions en 2009 !) et l'avènement de la Sainte Tablette d'Apple (Gfk prévoit que la firme à la pomme devrait écouler 4 millions d'iPad dès cette année), l'humanité va en effet entrer dans l'ère de l'écran tactile portatif omniprésent. Regardez autour de vous : dans le métro, dans la rue, au bureau, le lecteur de "Libé" ou du "Monde" version papier se fait rare et vieillissant. Bientôt je serai le dernier des Mohicans avec quelques autres membres du club des nostalgiques de la presse old school. Résultat, la diffusion des quotidiens s'effrite inexorablement : encore - 3,9 % en 2009 pour l'ensemble des quotidiens nationaux selon les derniers chiffres de l'OJD, avec des pointes à - 10 % pour certains titres. D'ailleurs depuis que j'ai cédé à la pression du progrès et de la conformité, je feuillette plus distraitement mon canard préféré pour tapoter de plus en plus fréquemment sur l'écran de mon iPhone et faire défiler frénétiquement les news et les liens internet. Car comme d'autres confrères mutants, je suis devenu un TweetJournaliste accro à l'internet en temps réel. C'est ainsi...
Cela fera sans doute de la peine aux amoureux  de la chose imprimée, mais cette dématérialisation de l'écrit est un mouvement inéluctable, l'une de ces révolutions technologiques qui pavent magistralement l'Histoire tous les deux ou trois siècles. 
Il suffit d'observer le comportement média des moins de trente ans, cette génération de "digital native" a laquelle j'ai consacré ce récent billet : ils ne savent déjà plus ce qu'est un kiosque à journaux, ni un timbre poste et encore moins un fax... Et demain, hypnotisés par la multiplication des écrans, cette incroyable Bibliothèque d'Alexandrie numérique qu'est devenu le Web et cette merveilleuse fluidité du savoir à portée de clic, ils fréquenteront peut-être de moins en moins aussi les librairies. 
Avant dix  ans, dans les pays développés, la chose imprimée deviendra peut-être paradoxalement un produit de luxe, une vitrine réservée à certains journaux élitistes comme "Le Monde" et "Les Echos" qui tireront des éditions limitées à quelques milliers d'exemplaires. Nul besoin d'être grand clerc pour savoir que les médias diffuseront toute l'info (texte, son, vidéo HD, 3D...) en temps réel sur des terminaux nomades de plus en plus légers et ergonomiques, qui seront comme un prolongement cybernétique de nous même.  Cete révolution est déjà en marche sur l'iPhone et les Blackberry. Dans l'édition, idem : le papier sera un jour réservé aux premiers tirages de la rentrée littéraire et aux beaux livres, l'essentiel de la production étant disponible sur les "readers" et autres tablettes numériques... On téléchargera bientôt le dernier opus noir et déjanté de l'immense James Ellroy comme on commande une pizza. Sauf à réserver une belle version reliée vendue trois fois plus cher. C'est inéluctable avec le cyberlibraire Amazon qui pousse pour faire tomber le prix moyen du livre à 9,99 dollars, de la même manière qu'Apple a imposé la chanson à 0,99 cents sur son magasin iTunes. 

 Car derrière le bel argumentaire "Green" qui monte qui monte - "Hou c'est pas bien tout ce formidable gaspillage de papier qui menace le poumon de la Terre que sont nos forêts" - la logique économique de la dématérialisation est bien plus implacable. Imaginez : quand on achète un quotidien  1,30 euros, près de 80 centimes partent en papier, coûts d'impression et de distribution. L'équation est la même pour le livre : 70 % du prix d'un ouvrage sont aujourd'hui captés par la chaîne qui l'amène jusqu'à l'étal du libraire (voir ce joli graphique sur le site du Syndicat national de l'édition) ! En se passant de cette relique millénaire que tend à devenir le papier, les industries de la presse et de l'édition peuvent espérer d'énormes gains de productivité et de belles marges retrouvées...à condition de trouver enfin un modèle économique online. Evidemment, il y aura encore de la casse sociale : des centaines de milliers d'emplois à travers le monde dans l'industrie du papier, l'imprimerie, la presse et l'édition disparaîtront dans les oubliettes du "progrès". Ce n'est pas pour rien que le "puissant" syndicat du Livre CGT, qui n'est déjà plus que l'ombre de lui-même, s'accroche à son statut et à ses postes. Un combat désespéré et perdu d'avance qui contribue à plomber les comptes des journaux. Mais c'est ainsi que meurt un vieux métier qui fut longtemps celui de l'aristocratie de la classe ouvrière.  

Mais avant de profiter de la dématérialisation, les médias et l'édition devront bien sûr convaincre le consommateur numérique qu'il faut payer pour voir quand la culture de la gratuité est devenu la norme sur internet. Et là pour le moment c'est une autre histoire. Pour la majorité des lecteurs, le kiosque à journaux s'appelle maintenant Google News et il reste pour l'heure totalement gratuit.
 
La fameuse Tablette iPad d'Apple pourrait contribuer à cette évangélisation, tout comme l'iPod et l'iPhone ont amené des millions de fans de musique à délaisser les sites "peer to peer" et à acheter leur musique en ligne en toute légalité. 
 
La pression mise par Citizen Murdoch et d'autres pourrait aussi changer la donne si la presse parvient à faire front commun contre "le vampire Google" comme l'appelle Rupert : menacés d'un boycott massif de la part des journaux au profit de Bing (Microsoft) ou d'un autre, le géant de l'internet acceptera peut-être un jour  de reverser une sorte de "licence globale" à la presse en échange  de la mise en ligne de ses articles. Assis sur un tas d'or publicitaire, les maîtres de l'internet seront invités à partager - un tout petit peu - pour que vivent les industries culturelles. Ce ne serait pas scandaleux dans la mesure où ils vivent plutôt grassement des contenus auxquels ils donnent certes accès, mais sans verser un  cent pour les produire.

Pour le vieux monde de l'imprimé, il y a en tous cas urgence à se défaire peu à peu de ses derniers oripeaux de papier. Question de survie, plus que d'écologie. Car l'homo numeris d'aujourd'hui en pince bien moins aujourd'hui pour la sève des arbres que pour le flux d'informations qui défile sur l'écran de son smartphone... Google construit d'ailleurs déjà son meilleur monde numérisé sur les ruines de l'imprimé : début 2009, la firme californienne a carrément racheté une usine de pâte à papier au finlandais Stora Enso pour la modique somme de 50 millions de dollars... Pas pour alimenter les rotatives des « Echos » ou fournir les pages du prochain Goncourt. Non, cette fabrique située au milieu des forêts septentrionales de Summa Mile a été rasée pour construire un nouveau « data center » ! L'une de ces fameuses « fermes » de serveurs informatiques que Google essaime aux quatre coins de la planète pour indexer sans relâche la Toile et faire tourner son moteur de recherche à plein régime. C'est ce qui s'appelle avoir le sens du symbole et de l'Histoire avec un grand H. Ce bon vieux Gutenberg doit évidemment se retourner dans sa tombe, mais on n'arrête pas le progrès...
 
Jean-Christophe Féraud

 
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